Foum el-Oued, 17 mai.

Le 14, la reconnaissance grimpa au flanc de la colline comme un long serpent; le terrain était si difficile, qu'on ne pouvait parcourir le sentier que par un, les cascades dévalant autour de nous, animaient seules tout ce paysage. Au bout de deux heures d'ascension nous parvenions sur le plateau; devant nous s'étendait un désert caillouteux, l'air était glacial et pur: vers le Sud on distinguait les cimes neigeuses du Djebel Bou Iblan, un massif de l'Atlas moyen. Une forêt de chênes verts obstruait l'horizon de tous les côtés et un lac, inattendu à cette altitude, garnissait au centre de ce plateau désolé une cuvette caillouteuse. Vers 10 heures nous avions traversé la forêt et nous faisions halte dans l'alfa au milieu d'un véritable décor de hauts plateaux.
Le soir obliquant à l'ouest nous campons à Oued el-Ateuf sur un mamelon pelé. Au loin vers le Sud c'était la vaste étendue des déserts mornes et les goumiers se montraient du doigt la direction de Berguent. Il faisait un temps gris et des rafales de vent froid passaient sur nous.
Nous eûmes une nuit détestable après le plus frugal repas. Je voyais près de moi les capitaines P... et D... dévorer les rognons aux macaronis que le lieutenant G... faisait revenir sur une flamme vacillante, entre deux cailloux, Mhamed goumier aux oreilles écartées, mais aux yeux expressifs, offrait un café brûlant bien fait pour réchauffer les énergies engourdies et les membres transis.
Et puis chacun s'étendit pour dormir sur les roches pointues. Alors sournoise, la pluie froide se mit à tomber bruyamment. Enfin, l'aube grise du funeste 15 mai éclaire le camp; chacun se secoue, se frotte les yeux; on ruissel; pauvre tirailleur qui vient de se suicider... Pourquoi? Le cafard sans doute, ce spleen d'Afrique qui étreint si violemment les âmes d'indigènes, les jours de pluie, les jours froids comme celui-ci, en est cause. En hâte on creuse un trou, on y jette le cadavre... On part.
Nous rentrons dans la forêt; elle est déserte. Pourtant les sentiers fréquentés, les cimetières qu'on trouve aux carrefours, les emplacements fraîchement abandonnés de douars prouvent que le pays est généralement habité. Mais c'est devant nous que le vide se fait.
Nous marchons en tête avec le goum. Tout d'un coup le capitaine V... s'arrête, et tous tendent l'oreille. Le bruit des sabots sur le sol se tait et, dans le silence mortel de la forêt, il semble qu'on entend un aboiement lointain. Un chien arabe nous a sans doute éventés et a révélé notre présence à ses maîtres. Quelques cavaliers pénètrent dans le bois pour voir. L'aboiement lointain continu très scandé, très net. Mais les éclaireurs reviennent en souriant: ce chien mystérieux n'est autre qu'un espèce de pivert, sur un arbre tout proche qui lance sa chanson monotone. On l'appelle «Kelb Soltane», le chien du Sultan. Sans incident notable nous regagnons le bord de la Gaâda à travers de petits marécages labourés par le groin des sangliers. En route on ramasse trois naturels armés de leur fusil martini qui assurent ne pas avoir de mauvaises intentions. Mais comme ils ne peuvent dire d'où ils viennent, on les emmène; ils suivent, non sans protester doucement contre nos manières de faire. Nous voilà sur le bord du plateau, à l'endroit même où nous l'avons gravi hier. Nous sommes en plein brouillard mais peu à peu il se dissipe. A nos pieds Debdou est encore invisible au fond de la vallée encaissée. En face le Nif se dresse. Sur ses flancs sombres traînent des nuées blanches. Par delà la chaîne des montagnes sauvages qui forment l'autre bord de la vallée, nous découvrons avec émerveillement la plaine de Tafrata parsemée d'arbres isolés. Ils sont si loin qu'ils semblent irréels, et tout au fond une masse sombre: c'est la forêt d'Oglat-Naja