mercredi 30 avril 2008

La bataille d'Alouana: un massacre inutile.


Vite entre deux brumes effilochées nous admirons le spectacle splendide. Et puis le rideau se ferme. Le brouillard nous entoure à nouveau; nous repartons un peu désappointés d'avoir poussé cette reconnaissance de deux jours sans rencontrer d'aventures, sans recevoir de coup de fusil. Or, tandis que nous descendions en silence, on se battait férocement derrière ce Nif que nous admirions tout à l'heure; on s'y défendait pied à pied, on y mourrait. Le ksar perdu dans la brume et la montagne, le ksar d'Allouana était en train de devenir célèbre. Qu'on en juge...
Dès notre arrivée au camp nous avons l'impression qu'il se passe quelque chose de grave. Un groupe de légionnaires paraît fort agité. Au centre de ce groupe, un homme pérore avec de grands gestes. Il tourne fréquemment vers la montagne mystérieuse à sa figure blonde et inquiète. Des officiers discutent. Que se passe-t-il? Ce qui se passe, nous l'apprenons bientôt. Une compagnie de la Légion sous les ordres du capitaine Labordette était partie afin de reconnaître un col aux environs d'Allouana. Et à l'heure où elle aurait dû rentrer au camp, on l'avait pas vue revenir.
Le général Girardot avait immédiatement envoyé à sa recherche un bataillon sous les ordres du commandant Gerst. Et l'on attendait. Toute la journée nous restâmes sans nouvelle, en proie à une poignante inquiétude. Enfin à heures du soir une estafette arriva: de la compagnie on avait retrouvé 10 morts, dont le capitaine.
Il fait nuit noire. On y voit pas à quatre pas, la pluie tombe, et nous nous demandons si ces pauvres gens vont pouvoir retrouver leur chemin, par un temps pareil, avec leurs macabre fardeaux..; La pluie ne cesse pas. Une froide tristesse pèse sur le camp boueux. Les officiers de quart passent enveloppés dans leurs manteaux; il songent à la veillée sinistre des morts dans la montagne.
Le lendemain matin vers 7 heures, d'autres nouvelles arrivent. On dit maintenant que 36 légionnaires sont morts. Bientôt on commence à parler tout bas de désastre. En hâte, deux nouveaux bataillons font leurs paquetages et partent.
Seuls restent au camp notre escadron, deux batteries, un demi-bataillon d'Afrique et un escadron de spahis. Nous contemplons d'un oeil d'envie l'interminable file des bataillons en colonne par un, qui grimpent le long du sentier abrupt. Au grand brouhaha de tout à l'heure à succédé le silence le plus morne... Il pleut toujours... On entend maintenant les sourdes détonations du canon à intervalles réguliers. Les jumelles fouillent les flancs boisés de la montagne. Mais c'est derrière ce rideaux brumeux que l'action s'achève, et nous n'en percevons que les échos assourdis.
On distingue un convoi de mulet qui descend les morts d'hier. A 3 heures, ils traversent enfin le village portant quatre lugubres fardeaux, jambes de ci, tête de là, tout raidis, couverts de vêtements déchirés et sanglants, escortés de quelques camarades noirs de poudre, harassés, mais fiers, c'est splendide et horrible. Toutes les troupes du camp leur rendent les honneurs.
Ils dorment maintenant sous une tente que des mains pieuses ont garnie de croix de bois et de gerbes de lauriers-roses et ils attendent là ceux qui manquent encore. A 8 heures et demie, c'est fini; on vient de ramener les derniers. Maintenant que l'on connaît toute l'étendue du malheur on écoute avec avidité tout le récit de l'affaire.
Le capitaine Labordette qui commandait la compagnie, arrivait de France tout brûlant du désir de se signaler. Pour le conduire dans la montagne, on lui avait donné un guide sûr, vieux Debdoubi prudent.
L'ascension se fit sans incidents. Les légionnaires montaient, en silence réservant tout leur effort, toute leur attention pour l'étroit sentier en lacets où les camarades qui les ont précédés sont en train de s'estomper dans le brouillard. Par un souffle de vent, de grandes fleurs blanches au coeur sanglant, piquent de taches pâles le vert foncé des buissons.
Au sommet du plateau, la colonne se reforme et marche plus facilement. A droite et à gauche les hommes devinent, dans la brume épaisse, la descente rapide, le précipice, l'inconnu des abîmes, les ksour muets tapis farouchement aux pentes de la montagne. Puis ils pénètrent dans un bois de chênes verts: on s'arrête... En tête, le capitaine et le guide discutent; deux chemins s'ouvrent: celui de droite est sûr, il rejoint le camp sans grands détours. Celui de gauche mène au ksar d'Allouana par une gorge rapide. Le prendre, c'est se lancer dans l'inconnu, le hasard, l'aventure, car les habitants du village n'ont pas encore fait leur soumission. Mais de quelles audaces n'est-on pas capable avec 150 légionnaires derrières soi? «Allons, dit le capitaine». Et il prend le chemin de gauche.
A sa suite la compagnie descend. La pente si dure à grimper sur l'autre versant est encore plus raide sur celui-ci. Et toujours le brouillard les enveloppe comme d'une ouate. Enfin ils sont devant les murs du ksar. Le capitaine arrête sa troupe et s'avance seul pour entrer en rapport avec les habitants. Les murailles de pisé sont muettes et mornes, hostiles.
Le voilà tout prés, maintenant. Anxieux, il avance encore... Un pas... Puis deux... Il va frapper à la porte... toucher au fruit perfide et tentant; on va savoir... Une lueur vive, une détonation, un cri, puis un vacarme assourdissant, clameurs de mort et de haine, le crépitement de la fusillade, les balles qui ricochent en gémissant, voilà la réponse: on sait maintenant... Le plomb insolant passe dans l'air gris; le capitaine tombe en mourrant; on le voit par terre qui se débat; des hommes accourent pour le dégager, tandis que le reste de la compagnie sous les ordres du lieutenant Fradet ouvre le feu sur les murailles perfides.
Aux coups précipités, aux cris des Maures, les slaves calmes et précises de la troupe civilisée répondent. Mais l'inévitable aventure se déssine. Parmi les hommes venus au secours du capitaine beaucoup sont bléssés. Il faut faire vite pour secourir, pour ne pas les voir mutilés. Et de minute en minute le danger augmente. On est parvenu à ramasser les bléssés et les morts et, sous la protection des fusils, la compagnie se retire lentement.
Ceux qui tombent sont relevés par leurs camarades et la difficulté de la retraite s'en accroit. Maintenant les ksouriens audacieux sentant la victoire proche, flairant le pillage facile de cette troupe abandonnée au fond de leurs gorges sauvages, sortent de leurs repaires; agiles comme des panthères, ils s'élèvent sur les côtés de la colonne et ce n'est plus en queue, mais sur trois faces à la fois que la compagnie doit se défendre. Chaque bloc de rocher dissimule un ennemie alerte. Qui vise et tire à coup sûr.
Les légionnaires montrent le plus grand sang-froid. Ils plaisantent. Le caporal Hehmann, une cigarette à la bouche, dit entre ses dents: «ils ne me laisseront donc pas fumer ma cigarette tranquillement. » Puis il ajuste un Marocain, tire et tombe lui même percé de trois balles.
Le désastre se précise. Pour comble de disgrâce, le brouillard s'épaissit et la malheureuse troupe s'engage dans un défilé sans issue, véritable cheminée aux bords à pics et resserrés. Maintenant, c'est de tous les côtés qu'ils sont criblés. Acculés à une muraille abrupte, entassés dans le ravin, ils se défendent pied à pied et meurent bravement. Les Marocains sont partout, dans les arbres derrière les pierres; même des femmes, du haut de la falaise, font pleuvoir impunément sur les malheureux soldats de gros blocs de granit qui roulent en bondissant avec un bruit d'avalanche.
De rocher en rocher, l'écho se répercute; et comme d'un cratère , montent vers le ciel des bruits confus, que ponctuent des détonations éclatantes. Si le secours n'arrive pas à temps, ces malheureux sont perdus. Avec quelle angoisse leurs pensées se tendent vers le chemin par où le bataillon doit arriver, le bataillon qu'en toute hâte le guide effrayé et fuyant est allé quérir. Lentement, Fradet et tous les hommes valident tentent l'ascension sous le feu de l'ennemi. Le lieutenant a pris le fusil d'un mort et il s'en sert bravement. Le nombre des blessés augmente. Ceux qui vont mourir, voyant leur dernière heure et que leurs armes tomberons entre les mains de l'ennemi, démontent les culasses mobiles de leurs fusils et jettent au loin. Angoissantes minutes!
Dans ce fond de ravin, la mort et la gloire font leur oeuvre. Les balles s'entrecroisent dans l'air vibrant et aussi le fracas des grosses pierres qui roulent et dont les morceaux émiettés volent en poudre. La plainte longue et monotone s'éléve. Pied à pied, ceux qui sont valides luttent et se défendent. L'audace des Marocains deviens plus grande. Le lieutenant Fradet, entendant rouler derrière lui un caillou, se retourne; tout près, il voit un homme qui rampe, un couteau entre ses dents blanches, les yeux luisants de haine. Comme à la chasse, il lui jette un coup de fusil. Le sauvage touché, bondit, ouvre les bras, s'écroule la tête en bas le long de la falaise, buttant contre les pierres pointues et s'abime comme une loque dans le ravin. Fradet a reçu une balle dans le talon et une autre dans sa tunique. Il sent que tout est fini, mais il ne veut pas perdre courage.
Déjà, comme des chacals, sur les cadavres chauds, les pillards s'avancent; ils s'emparent d'abord des armes, puis des cartouches. Armés de longs poignards, ils achèvent les malheureux légionnaires qui respirent encore. Les horribles mutilations vont commencer et le bataillon de secours arrivera trop tard. Sentant la curée proche, tous se ruent sur les survivants qui font tête à la meute rapace avec l'énergie du désespoir. Le bataillon n'arrivera donc jamais? Les armes des morts sont prises, c'est à leurs vêtements que les sauvages s'attaquent. L'un d'eux a fort envie d'une paire de chaussures. Comme les lacets sont solides et que le brodequin tient au pied, avec son couteau affilé... Il scie le pied...
Enfin!... Enfin!... De la haut, le premier coup de canon tonne... L'obus tombe au delà du ksar, c'est le secours, c'est la vengeance. Comme une nuée de moustiques, les pillards s'éparpillent et les survivants, enfin dégagés, tombent dans les bras de leurs libérateurs.
Tel est raconté par un témoin, le récit du combat d'Allouana. Je n'insisterai pas sur les suites de cette histoire. Le ksar détruit par les obus, pillé et brûlé par les goumiers, n'était plus le lendemain qu'un monceau de ruines. Mais nous n'étions plus invincible, et l'audace des Marocains devait s'en accroître considérablement. La marche sur Fez, à la suite de cette échauffourée, semblait si compromise, que les moins bien renseignés la considéraient comme définitivement enrayée.
Et maintenant, vingt-neuf des nôtres dorment, côte à côte dans des tombes fraîches alignées sous des croix de bois pareilles. Héros modestes, aux âmes romaines, que ne peuvent oublier ceux qui les ont vus à l'oeuvre!...
Ce matin, nous quittons Debdou pour passer la nuit ici. Il faut nous attendre à quelques coups de fusil de la part des Marocains de la rive gauche que le combat d'avant-hier aura mis en haleine. Mais ce qui est écrit est écrit!...


enterrement des morts lors de La Bataille d'Alouana.

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